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Après Rio+20, de quelle nouvelle gouvernance mondiale le monde a-t-il besoin ?

Cet article est également disponible en: Anglais, Espagnol

Par Gustavo Marín

Les articles écrits après Rio+20 sont déjà nombreux. Leur grande majorité exprime le mécontentement, la déception, le constat d’un échec annoncé, l’insuffisance de la déclaration finale des gouvernements… Certains, cherchant à approfondir, au-delà de leur constat que les gouvernements n’ont pas réussi un accord à la hauteur des défis des grands problèmes mondiaux, observent que la Conférence des Nations Unies était le reflet d’une crise de la gouvernance mondiale2.

 

Une crise de la gouvernance mondiale

 

Mais qu’est-ce que la gouvernance mondiale ? Nous ne prétendons pas sonder les définitions plus ou moins complexes de ce que peut être la gouvernance mondiale et des conceptions technocratiques que recouvre ce concept, nous préférons penser à la gouvernance mondiale simplement comme la gestion collective de la planète, conception qui a peut-être le défaut d’être large mais qui permet, en revanche, d’explorer toutes les dimensions de ce que doit être, pourrait être une gouvernance juste et démocratique, sachant que cette dernière doit dépasser le cadre restrictif de ce qu’ont été les « relations internationales », seul et unique prisme qui sert à percevoir les relations dans le champ limité de l’entité politique dominante, l’État-nation.

Si nous devons tirer une conclusion des 20 dernières années, elle est que dans l’état actuel des choses, nous ne disposons pas de structures adéquates pour aborder et résoudre les problèmes à l’échelle mondiale. Les États, en premier lieu les grandes puissances et les puissances émergentes, sont de toute évidence parties prenantes de l’élaboration de nouvelles réponses. Mais ils constituent également un force d’inertie qu’il faudra forcément dépasser car il est clair que l’évolution du monde au cours des dernières décennies rend obsolète une pratique des relations internationales basée sur les intérêts nationaux et les rapports de force, que le système de l’ONU a dans une certaine mesure atténués, sans pour autant avoir modifié ses fondements.

Ce qui est vrai est que nous étions déjà nombreux à savoir que les gouvernements réunis à l’occasion de la Conférence de l’ONU à Rio+20 ne seraient pas capables de s’accorder sur un plan de travail commun pour affronter et résoudre les graves problèmes que l’humanité se traîne à l’époque actuelle. Nous avions déjà réalisé de nombreuses analyses qui démontraient que les gouvernements, expression politique des États-nations, n’ont pas la capacité de répondre aux défis de la grande mutation à l’échelle mondiale dans laquelle l’humanité est entrée en ce début du 21ème siècle (mutation qui était déjà en germe à la fin du siècle dernier). Cette incapacité, non seulement des États mais aussi des grandes entreprises, organismes multilatéraux, réseaux mondiaux et ONG internationales, est l’expression de la crise de la gouvernance que nous vivons et il faut la comprendre dans le contexte d’une profonde mutation historique qui s’articule autour de deux événements simultanés et, d’une certaine manière, liés entre eux.

Le premier est la mondialisation. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un phénomène nouveau, mais vers la fin du 20ème siècle la mondialisation a atteint un seuil critique où les divers phénomènes ont complétement dépassé les compétences et capacités des acteurs qui agissent à l’échelle mondiale et notamment des États, d’autant plus que ces derniers continuent à fonctionner selon le principe de l’« intérêt national ».

Le second phénomène, qui s’était déjà traduit de manière dramatique dans les années 50 par la menace d’un cataclysme nucléaire puis dans les années 70 par les premiers indices d’une détérioration rapide et préoccupante de l’environnement, est la prise de conscience du fait que le mode de production et de consommation des deux derniers siècles, et tous leurs excès, ont conduit à une étape critique de l’histoire où l’être humain peut non seulement s’autodétruire en tant qu’espèce mais aussi détruire la planète.

Dans ce contexte, il est évident que les modes de gouvernance sont décalés par rapport à l’urgence et la complexité des problèmes. De la mondialisation et de la prise de conscience des dangers pour la vie et la planète émerge la conviction que, d’un côté, nous sommes confrontés à des problèmes entièrement nouveaux, d’une complexité et d’une urgence extrêmes (migrations, crises financières, dégradation écologique…) et de l’autre, nous ne disposons pas de modes de gouvernance à même de résoudre ces problèmes.

Nous le savions déjà, et la Conférence de Rio+20 l’a confirmé une fois de plus. Mais il est très important de ne pas généraliser, ni de s’arrêter à la seule analyse du texte de la déclaration finale. Rio+20 ouvre une nouvelle étape dans la redistribution du pouvoir à l’échelle mondiale qui prend forme progressivement depuis la crise financière de 2008.

 

Une nouvelle configuration des pôles dominants du monde

 

Le comportement des principaux acteurs autour de la Conférence reflète ce nouveau scénario, à commencer par les absents. Obama n’est pas allé à Rio. Nous savions déjà que le gouvernement des États-Unis n’était non seulement pas disposé à assumer le leadership de Rio+20, mais qu’il n’avait pas non plus l’intention de mettre en marche des politiques mondiales de régulation des déséquilibres écologiques à échelle nationale et mondiale. Angela Merkel n’est pas non plus allée à Rio. François Hollande est arrivé pour constater que la déclaration officielle n’était pas à la hauteur des défis et est reparti en France pour se concentrer sur les premières mesures d’un gouvernement entouré de pays en crise, affectant une Europe toute entière enlisée par un endettement et un chômage en croissance continue. Les pays africains n’ont pu créer un bloc uni et solide, loin de là, et les gouvernements des autres continents, y compris ceux de la majorité des pays latino-américains, n’ont pas non plus organisé un front uni. Le gouvernement chinois, ne voulant pas apparaître dans un rôle principal étant donné les énormes difficultés de l’assumer dans un monde en crise et, en même temps, sous la pression des tensions économiques et sociales qui ne cessent de croître en Chine, a pris l’option profil bas, évitant toute décision globale qui la contraigne à des obligations qu’elle n’est pas près d’assumer. Le gouvernement du Brésil a donc joué le seul rôle qui lui restait pour prévenir un fiasco total de la Conférence et a imposé un texte basé sur le plus petit dénominateur commun qui dissipe tous les désaccords.

De leur côté, les grandes entreprises et les agences de Nations Unies ont maintenu le discours « économie verte » comme la nouveauté qui permettrait à l’économie mondiale de sortir de la crise, mais voyant la position pour le moins pusillanime des gouvernements, elles se sont limitées à empêcher aussi que l’on adopte des mesures qui mettraient des contraintes sur leurs stratégies mondiales. Par ailleurs, de nombreuses multinationales n’avaient pas mis tous leurs œufs dans le panier de l’économie verte comme baguette magique qui résoudrait la crise actuelle.

Rio+20 a ainsi marqué un point d’entrée dans une zone de turbulences où le pilote représenté par les Nations Unies ne sait pas avec certitude comment il faut orienter l’avion et personne n’est disposé à le remplacer. Chacun des blocs, surtout celui constitué par les grands pays dits émergents avec à leur tête la Chine, le Brésil et l’Inde, se contente d’attacher sa ceinture et d’attendre le calme qui stabilisera l’avion afin que tous puissent poursuivre leurs stratégies de croissance et leurs politiques sociales pour, avant tout, stabiliser leurs propres espaces intérieurs. Les autres, surtout les États-Unis et l’Europe, sont trop enlisés dans leurs problèmes internes pour se surcharger des problèmes mondiaux.

Ce cadre, que nous avons vécu à Rio+20 dans un contexte de réunions et de débats dans l’atmosphère préparée par le gouvernement brésilien, qui en plus fait de Rio le centre d’événements mondiaux comme le seront la Coupe du monde du football en 2014 et les Jeux Olympiques en 2016, tranche, même s’il en présente les mêmes caractéristiques que celles des rapports de force en vigueur, avec le tragique scénario de guerre qui se déroule en Syrie. Bien sûr, les acteurs et leurs positions ne sont pas exactement les mêmes, mais l’aggravation de la guerre en Syrie est une démonstration pathétique de la crise de gouvernance mondiale que nous constatons.

 

Incapacité des gouvernants et des puissants, impuissance des nouveaux acteurs et des mouvements sociaux

 

Du point de vue des citoyens et des mouvements sociaux – tout compte fait il s’agit des passagers de l’avion, de ceux qui l’ont construit et le font fonctionner – le fait que les secteurs puissants, ceux qui contrôlent le pouvoir et accaparent les richesses, soient incapables de sortir de la zone de turbulences et qu’aucun ne soit disposé à prendre la place de pilote, pourrait être une bonne nouvelle. Comme toute crise, celle de la gouvernance mondiale comporte une part de risque et une autre part d’occasion pour les nouveaux acteurs, innovateurs, dynamiques, audacieux, d’ouvrir de nouvelles perspectives et de dépasser la crise.

Le problème est que, face à ce vide de leadership politique, les secteurs sociaux, altermondialistes, indignés et autres, ne constituent pas non plus une alternative. Pour dépasser une situation de crise il ne suffit pas que les secteurs dominants soient incapables ; il est nécessaire, incontournable, que les secteurs dominés assument le dépassement de la crise et surtout, soient capables de le faire.

La fragmentation qui persiste entre les acteurs et les mouvements qui pourraient être porteurs d’une nouvelle vision pour sortir de la crise de la gouvernance mondiale affaiblit énormément leurs capacités. Paradoxalement, bien que les technologies de la communication et les moyens de transport facilitent les communications comme jamais auparavant, les contacts directs et les initiatives communes entre acteurs et mouvements sont quasi inexistants. Les jeunes et les femmes qui étaient au front dans les luttes contre les dictatures tunisienne et égyptienne ne connaissent pas les jeunes étudiants chiliens qui luttent pour un système d’éducation accessible et juste. Les peuples autochtones qui luttent sur les hauts plateaux andéens pour sauvegarder les territoires face aux entreprises du secteur extractif et celui du transport qui endommagent irrémédiablement la nature, n’arrivent pas à articuler leurs efforts avec les milliers de pêcheurs artisanaux africains et asiatiques qui veillent à la protection des ressources marines.

Les exemples sont multiples et divers. Il ne s’agit d’ailleurs pas de prétendre réunir tous les efforts dans un seul réceptacle puisqu’un des traits essentiels des nouveaux scénarios de la mondialisation est la diversité des acteurs et des mouvements sociaux. Cependant, une articulation entre tous, qui dépasse la fragmentation actuelle, devient une tâche historique indispensable, surtout parce que les secteurs dominants et le marché capitaliste, eux, ont bien tissé des réseaux mondiaux et continuent à consolider leur domination à l’échelle mondiale. Construire des mécanismes d’articulation entre les acteurs porteurs de nouvelles perspectives, tout en assurant la diversité de l’ensemble, nécessite d’inventer et de mettre en pratique les réponses aux défis du présent, enracinées dans les contextes de chacun, de chaque peuple. Cela implique de reconnaître les différentes sagesses présentes dans tous les continents, chez tous les peuples, sans prétendre à ce que l’une d’entre elles soit la référence indiscutable. C’est pour cela qu’il faut élaborer les fondements d’une nouvelle architecture de gouvernance dans un esprit critique et démocratique. Cela est indispensable puisque les changements des systèmes politiques capables de cimenter une nouvelle architecture du pouvoir du local jusqu’au mondial doivent nécessairement être durables et soutenables. Ces tâches peuvent paraître utopiques, mais elles apparaissent déjà dans les luttes quotidiennes de ceux qui construisent les nouveaux espaces de la citoyenneté mondiale, des territoires jusqu’au monde.

 

La gouvernance mondiale commence à partir des territoires, mais ne s’arrête pas là…

 

Il convient ici de souligner un pilier fondamental de la nouvelle architecture du pouvoir mondial. Il s’agit de localiser et de territorialiser le plus possible l’économie et le pouvoir puisque la citoyenneté se réalise avant tout dans un territoire citoyen. Considérons, par exemple, la question climatique. De toute évidence il s’agit d’une question planétaire qui nécessite une gouvernance mondiale. Cependant, elle ne fonctionnera pas sans un compromis effectif consenti par la citoyenneté dans ses territoires. Ainsi, le territoire est l’unité spécifique de la relation entre la société et la nature ; c’est là que l’on peut réussir une symbiose où s’exprime socialement la soutenabilité de la planète.

Nous assistons à la « revanche » des territoires, oubliés jusqu’à il y a peu de temps dans les engrenages macro-économiques et macro-politiques de l’architecture du pouvoir mondial. Il est évident aujourd’hui que la nouvelle architecture de la gouvernance doit passer par une revalorisation des territoires. Mais leurs contours restent encore incertains : où se trouve le territoire ? Dans le quartier ? L’arrondissement ? Quelle est la dimension des territoires urbains, des villes et des quartiers, des localités rurales ? Le pays est-il un territoire, quelle que soit sa superficie ? Existe-t-il des territoires continentaux, tels que l’Europe, l’Amérique du sud, le sous-continent indien… ? Après tout, le monde entier n’est-il pas un territoire ?

En tout cas, il existe déjà quelques réponses pertinentes. Il s’agit d’articuler les échelles et les niveaux de gouvernance, sachant qu’il ne s’agit pas de forcer les relations en alléguant que les relations entre les différents niveaux sont nécessairement harmonieuses. La nouvelle architecture politique se construit simultanément à deux grandes échelles : la locale, celle du territoire (les États, aussi divers qu’ils soient, correspondent également à cette échelle locale), et la mondiale, qui renvoie non seulement à l’interétatique, mais aussi et surtout aux nouveaux espaces transnationaux et mondiaux.

C’est à l’échelle locale que se joue la vie quotidienne des uns et des autres, et c’est à l’échelle mondiale que, de plus en plus, se décident les politiques qui affecteront cette vie quotidienne. L’échelle des phénomènes grandit sans arrêt : migrations, pandémies, crises climatiques, crises financières… Mais le territoire, le local, la démocratie de proximité restent la base à partir de laquelle on pourra construire une nouvelle architecture de la gouvernance. Toujours est-il que la dimension mondiale, en cette époque de mondialisation de plus en plus accélérée des flux financiers et commerciaux, de circulation de l’information et des personnes, conditionne la vie quotidienne au niveau local. Pour cette raison, il faut proposer et concrétiser des changements de gouvernance à l’échelle locale en même temps qu’à l’échelle mondiale. Il existe un rapport dialectique entre ces deux grandes dimensions de la gouvernance.

 

Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur…

 

En tout cas, il reste beaucoup de chemin à parcourir et dans cette zone de turbulences dont nous avons parlé, le plus probable est qu’étant donné l’incapacité des acteurs et des mouvements sociaux à infléchir le cours de l’histoire à court et à moyen terme, le capitalisme sortira de la crise peu à peu et nous verrons apparaître de nouveaux leaderships idéologiques, sociaux et politiques dont il est difficile de prévoir les contours.

Face à cette perspective, il ne faut pas sous-estimer la gravité de la situation actuelle. L’image de l’avion entrant dans une zone de turbulences peut servir pour saisir la phase de transition dans laquelle nous sommes entrés. Mais, reprenant la vision lucide et pionnière d’Antonio Gramsci, nous pouvons aussi affirmer que « [l]e vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». La situation en Syrie est là pour le corroborer. Et le plus probable sera qu’après le dénouement de la situation dans ce pays, en espérant que dit dénouement soit proche et que la stabilité démocratique assure des temps de tranquillité dans la région (ce qui n’est pour l’heure qu’un désir), de nouveaux foyers de conflit et de guerre viendront assombrir l’horizon et ce, tant que l’on ne réalise pas une gouvernance mondiale juste et solidaire.

Cette nouvelle gouvernance sera d’autant plus difficile à réaliser que la situation de la majorité de la population mondiale et la vie sur la planète restent extrêmement précaires : famines, non accès aux services essentiels, violation des droits humains, dévastation des écosystèmes… En témoignent les populations qui subissent guerres, faim, migrations forcées, inondations et attentats. Nous pouvons y ajouter les réseaux mafieux de trafic de stupéfiants, d’enfants, de femmes et d’hommes, et ceux et celles qui se déplacent par millions à la recherche d’un lieu où ils pourraient supporter un peu mieux les dures conditions de l’existence quotidienne. Dans les quartiers pauvres de certaines villes, grandes et petites, de tous les continents, il existe de véritables guerres sociales, plus ou moins ouvertes, qui sont l’expression permanente de l’exclusion et des inégalités économiques et sociales.

Les guerres et les conflits auxquels nous nous trouvons confrontés aujourd’hui ont des causes diverses : inégalités économiques, conflits sociaux, sectarismes religieux, disputes territoriales, contrôle des ressources fondamentales comme la terre et l’eau… Dans tous les cas elles illustrent une crise profonde de la gouvernance mondiale. Et si le nombre de conflits traditionnels entre États a diminué ces dernières années, les conflits actuels ne sont pas moins violents pour autant et de plus en plus fréquemment ils affectent les populations civiles et les régions les plus fragiles, notamment en Afrique et au Moyen-Orient.

Au-delà des guerres, d’autres dangers menacent la paix et la solidarité. La montée en puissance des populismes, des intégrismes, des nationalismes est devenue une réalité de plus en plus massive dans les grandes sociétés démocratiques, non seulement en Europe occidentale et de l’Est, mais aussi en Asie et en Amérique. Certains pays d’Afrique tentent de sortir de leurs crises, mais de grandes régions restent profondément embourbées dans des crises permanentes, entravées par des régimes autoritaires et corrompus, et des pans entiers de la population survivent dans des conditions de misère.

Dans ce contexte, dans de nombreux États issus des indépendances, dont les institutions ont été pour une grande part « imposées » à la société, l’exercice du pouvoir est jugé illégitime par la population elle-même. La démocratie représentative telle que pratiquée dans beaucoup de pays est vue par la majorité comme un système qui permet à une minorité de s’approprier la totalité du pouvoir et des richesses.

Les confrontations deviennent multiples et récurrentes et le multilatéralisme économique, politique et militaire se voit entravé par des tensions bellicistes et des idéologies excluantes. Par conséquent, il reste actuellement difficile d’asseoir les bases réelles de nouvelles institutions en adéquation avec toutes les échelles de la gouvernance, du local au mondial.

 

Repenser la démocratie

 

C’est pour cela qu’il faut repenser radicalement la démocratie. Les appareils étatiques hérités du passé, qu’ils soient exécutifs ou législatifs, ne permettent pas de répondre à la complexité des sociétés contemporaines et souvent, la corruption pénètre profondément la gestion des entreprises privées et des sphères publiques. L’abîme qui sépare la société civile des institutions publiques a atteint des profondeurs dangereuses dans la majorité des pays. Le résultat en est que même le système institutionnel existant est remis en question, et avec lui la notion même de démocratie. Les partis politiques eux-mêmes se montrent incapables de réfléchir à une citoyenneté de plus en plus complexe. La démocratie nécessite de mouvements forts, mais ces mouvements sociaux et les organisations de la société civile ne résolvent pas la question centrale de la légitimité du pouvoir dans la société.

Nous nous trouvons devant des systèmes démocratiques eux-mêmes très divers et complexes. Dans différents pays et régions ce sont des démocraties traditionnelles qui se traduisent par des régimes parlementaires ou présidentiels, dans d’autres ce qui prend corps ce sont des systèmes démocratiques basés sur la prédominance de groupes à base ethnique, dans d’autres encore les systèmes démocratiques sont ouvertement liés à des orientations religieuses.

Le risque politique qu’implique ce genre de situation est évident. L’histoire récente montre qu’un système institutionnel participatif est non seulement plus juste, mais aussi plus efficace qu’un régime autoritaire. Mais comment inverser la tendance actuelle de discrédit de la démocratie dans l’imaginaire social ainsi que dans les pratiques politiques ? Comment aborder ces problèmes de gouvernance mondiale ? Comment préserver ce qu’il faut préserver ? Comment changer ce qu’il faut changer ? L’architecture du pouvoir mondial peut-elle être rénovée ou est-il nécessaire d’asseoir les bases de nouvelles fondations pour une nouvelle architecture du pouvoir ?

 

Repenser l’État

 

Arrivés à ce point, il faut aussi repenser la question de l’État dans la mesure où ce dernier est encore aujourd’hui la pierre angulaire du système de gouvernance mondial en vigueur.

L’État comme entité régulatrice et organisatrice de la société, au-delà de ses limites, subit les attaques des pouvoirs transnationaux cachés, économiques et politiques, cherchant à le diminuer alors que les peuples continuent à le voir et à le défendre comme un instrument de régulation de ces pouvoirs qui garantit les droits citoyens. Par conséquent, il ne convient pas de promouvoir des propositions antiétatiques. Un État qui respecte les droits des citoyens est une condition de l’institutionnalité démocratique du pouvoir.

Néanmoins, il faut repenser la notion de l’État-nation dans un territoire donné. Aujourd’hui dans de nombreux États, le lien direct État-nation ne reflète plus la diversité ethnique et culturelle des peuples et nous voyons surgir de plus en plus fréquemment la notion d’État Plurinational qui, dans certains pays, est même inscrite dans les Constitutions. Il est évident que les flux migratoires, commerciaux, de l’internet… dépassent les limites territoriales des États et il faut penser à une déterritorialisation du rôle de l’État, une tâche difficile au vu du poids historique des frontières.

L’État joue aujourd’hui un rôle ambivalent. Il est avant tout nécessaire pour la régulation de la gouvernance dans l’espace national, mais même là il s’éloigne de la démocratie de proximité et, à l’échelle mondiale, ce n’est pas l’instrument qui convienne le mieux pour répondre aux défis mondiaux. Les États sont aussi des institutions en dispute et il faut les orienter vers une gouvernance démocratique et efficace. En tout cas, et vue dans une perspective à moyen et à long terme, la forme d’État, qui a joué un rôle important par exemple pendant la phase de décolonisation, se dilue déjà et il est indispensable de penser à sa transformation.

Dans la dialectique entre la Société et l’État, la question de la participation et de la représentation est centrale. On sait que les systèmes de représentation ne correspondent pas aux exigences d’une participation active. La priorité est de favoriser la participation en mettant en œuvre des systèmes d’information transparents et des mécanismes de consultation ouverts pour assurer une prise de décision efficace. Mais il s’agit d’aller plus au fond des choses. Il est nécessaire de radicaliser la démocratie, autant celle des institutions étatiques que celle de la société dans son ensemble.

Ainsi, en repensant de nouvelles institutions politiques, l’État et les systèmes de représentation se transformeront progressivement. Cela représente un défi historique, puisque nous assistons à une crise de la légitimité des élites. La crise de la démocratie actuelle est avant tout un remise en question des élites et de la manière dont elles se sont construites au fil de l’histoire. Les mouvements de protestation dans plusieurs pays contre le système des partis politiques sont avant tout l’expression de la remise en question des élites. Mais au-delà de ces remises en question, ce qu’il nous faut c’est inventer de nouveaux systèmes d’organisation des systèmes politiques dont les principaux protagonistes seraient les citoyens – permettant ainsi d’approfondir la démocratie – les responsables seraient légitimes et les institutions seraient transparentes et efficaces. Il ne s’agit pas seulement d’une question de génie politique. Il s’agit de quelque chose de plus profond, qui touche aux fondements éthiques capables de soutenir les nouveaux modes de vie en société.

 

Repenser le marché

 

Il existe, en plus de la démocratie et l’État, un troisième élément qu’il faut aussi repenser de manière radicale afin de construire une architecture de la gouvernance mondiale qui soit authentiquement démocratique, légitime et efficace. Il s’agit du marché, et plus précisément du marché capitaliste.

Le capitalisme, après son triomphe sur le modèle infortuné dit communiste, a partiellement réussi dans sa réponse au problème de croissance économique mondiale, mais s’est montré franchement mauvais en matière de recherche de justice sociale et économique, offrant au contraire à une caste privilégiée une source de pouvoir apparemment illimitée. L’inégalité et l’injustice qu’il a générées en font un modèle insoutenable et inacceptable. La collusion de l’État avec les forces du marché a empiré une situation déjà dégradée, comme le montrent les récentes crises économique et financière qui ont révélé dans une mesure insoupçonnable le niveau élevé d’égoïsme, avarice, irresponsabilité, corruption, lâcheté et manque de prévision qui imprègne les échelons supérieurs des gouvernements et des institutions financières, notamment aux États-Unis et en Europe.

Malgré tout, certains persistent à prétendre que là où l’État est impuissant ou inefficace, le « marché » résoudra tout. À la différence de l’État, qui est une construction (politique) avec un cadre et des objectifs définis, le marché ne serait rien d’autre qu’un mécanisme. Mais dans cette phase historique, il ne s’agit pas d’un mécanisme dont la fonction ne serait que de faciliter les échanges. Il s’agit du marché capitaliste. En tant que tel, sa seule loi est d’accroître les gains et, déguisé en liberté prétendant avoir comme finalité celle de servir le consommateur, ce marché engendre une intense activité prédatrice qui favorise les riches et les puissants et écrase les faibles et les pauvres. Comme pour le gouvernement, le marché capitaliste tend à produire et à concentrer le pouvoir, et à faire en sorte que ceux qui réussissent à se l’accaparer en abusent ensuite. Comme le gouvernement et contrairement aux arguments proclamés par le néo-libéralisme, il ne s’agit pas de donner au marché un chèque en blanc, mais de lui imposer un ensemble de contrôles et de contre-pouvoirs.

Comme les empires coloniaux du 19ème siècle qui cherchaient à coloniser de nouveaux territoires pour augmenter leur pouvoir, le marché capitaliste tend à se déplacer vers des territoires où il peut imposer sa volonté sans restriction. Il s’agit là depuis fort longtemps d’un élément de base des pratiques commerciales et économiques, mais en très peu de temps, il a tellement progressé tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif, que le comportement erratique du marché pourrait bien altérer de manière inédite le statu quo géopolitique. Paradoxalement pour ce qui ne serait qu’un mécanisme, le marché capitaliste a donné naissance à une idéologie qui est venue remplacer le nationalisme et le communisme comme l’idéologie la plus puissante de l’époque.

Tant le modèle libéral démocratique que l’idéologie néo-libérale ont forgé une éthique de l’égoïsme, le premier par l’exacerbation de l’individualisme, le second par l’élimination de toute barrière à l’accès aux richesses économiques, promouvant en plus une recherche égoïste de ces dernières et posant la consommation comme la finalité-même de la vie. En même temps, les États ont conduit des politiques centrées sur ce que l’on appelle « l’intérêt national ». L’esprit de concurrence véhiculé par le marché capitaliste a sapé le sentiment de communauté et son penchant pour la coopération.

Toutefois, malgré toutes leurs limitations et lacunes, l’État, le marché et la démocratie ne peuvent pas partir en fumée ou être éliminés en un clin d’œil. Et d’ailleurs le devraient-ils ? L’État est l’infrastructure de base de toute organisation humaine et sous un système démocratique puissant, il peut dans une certaine mesure garantir les droits fondamentaux du citoyen. Le marché, quand il est régulé avec force et intelligence, offre un moyen de croissance économique, et une croissance économique régulée et soutenable est indispensable à la santé et le bien-être général des peuples. De toute évidence on ne peut pas considérer le marché comme la solution à tous les problèmes de l’humanité. L’établissement de mécanismes de contrôle du marché est aujourd’hui un impératif d’efficacité et de justice plus viable que le laisser-faire et que de continuer à pousser des milliards d’êtres humains vers l’aimant fascinant de la consommation, voire la consommation excessive et manifeste des plus riches. Il est impératif que la démocratie évolue, s’améliore et s’adapte, car il n’y a pas d’autre système qui paraisse pour le moment protéger les droits individuels à l’intérieur d’entités politiques délimitées. En tout état de cause, l’État-nation, l’économie de marché et le régime politique démocratique sont là pour durer, au moins à moyen terme, par bonheur ou par malheur. Penser autrement serait se bercer d’illusions.

 

Quelle société mondiale voulons-nous ?

 

Alors, placés dans cette phase de transition historique, avant de proposer le moindre projet de réforme institutionnelle ou économique, nous ne pourrons faire l’économie de la question : quelle société mondiale voulons-nous ?

La dimension éthique est vitale. C’est en explorant et en valorisant les fondements éthiques qui ont soutenu les civilisations que nous apprendrons à dépasser nos différences. Les bases éthiques d’une biocivilisation pour la soutenabilité de la vie et de la planète nous permettront de répondre à la grande question qui doit rester en vigueur lorsque nous entreprenons la construction d’une nouvelle architecture du pouvoir. Comment reconstruire l’universel à partir des civilisations ? Nous ne pourrons avancer réellement que si nous abordons sans restriction aucune ces thèmes difficiles mais essentiels. Les nouveaux principes de la gouvernance doivent transcender les frontières nationales en responsabilisant les États, les entreprises et aussi les citoyens, chacun selon leurs possibilités, dans leurs responsabilités individuelles et collectives à l’égard de l’intérêt général, celui de la planète et de ses habitants. Ces principes posent de nouvelles conditions en matière de légitimité de l’action collective, de la compétence, de l’exercice de la citoyenneté conformément au respect des droits humains et de la résolution des tensions entre le local, le national et le mondial.

Cependant, le passé récent doit nous inciter à une grande prudence. La Société des Nations a commencé comme une idée audacieuse et extrêmement nouvelle mais elle n’a pas suffi à assurer la paix, ou au moins à éviter la guerre, comme l’a démontré la suite de deux guerres mondiales au siècle dernier. Un autre exemple est constitué par l’Europe, qui a conçu une sorte de contrat social exprimé par l’institutionnalité titubante et bureaucratique de l’Union européenne, mais elle n’a pas vraiment résolu la question de ce que recouvrait ce contrat, de qui étaient les parties contractantes et de pourquoi c’était si important. Ne pas l’avoir fait est la cause principale de sa crise actuelle et peut-être de sa décadence irréversible.

Plus généralement, bien que l’on parle beaucoup de solidarité, de responsabilité ou de compassion, il reste évident que les États, les régimes politiques, les multinationales et, de fait, beaucoup d’individus fonctionnent et continueront à fonctionner principalement, bien que pas exclusivement, sur la base d’un comportement éhontément égoïste, souvent cruel (avant tout certaines grandes multinationales prédatrices et les gouvernements autoritaires) et avec une vision singulièrement myope. Croire ne serait-ce qu’un instant que l’on pourrait changer ce fait est une recette pour la déception ou pire, le désastre.

 

Construire une nouvelle gouvernance mondiale

 

Dans ce contexte, construire une nouvelle gouvernance n’est pas seulement une question institutionnelle ou de réflexion qui renvoie aux champs de la politique ou de la sociologie. Toute proposition et conception de gouvernance dépendra de l’action et la mobilisation de larges majorités de personnes, d’acteurs, de mouvements et de peuples. C’est elle, la question décisive. Et dans cette action et mobilisation, les idées et les propositions jouent un rôle clé. C’est pour cela qu’il faut repenser l’architecture de la gouvernance en l’intégrant dans la perspective d’une biocivilisation pour la durabilité de la vie et de la planète. L’architecture d’une gouvernance citoyenne, solidaire et juste doit reposer sur des piliers éthiques et philosophiques solides. Elle doit aussi s’appuyer, et en retour rendre possible, une nouvelle économie orientée par la justice sociale et environnementale. Tout est lié : l’éthique, la politique, l’économie. Et il faut agir sur tous les terrains en même temps.

Rio+20 est passé. Vingt années sont passées depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992. Le monde continue de changer, profondément, rapidement. Cette période a commencé marquée par des événements significatifs : la chute du mur de Berlin en novembre 1989, le Sommet de la Terre à Rio en 1992, la libération de Nelson Mandela en 1990 après 27 ans passés en prison et son élection en tant que président de l’Afrique du Sud en 1994, la généralisation de la communication par internet à partir du milieu des années 90, entre autres, ont signifié l’entrée de l’histoire dans un nouvel âge. D’autres faits ont laissé des empreintes qui ont fait reculer les avancées réalisées. Chacun, selon ses racines géographiques et sa vision du monde pourrait identifier les événements historiques qui ont marqué les vingt dernières années. Les visions sont, heureusement, multidimensionnelles. Mais il en émerge un horizon commun. Depuis vingt ans, le monde est entré dans une longue phase de transition où les crises successives se combinent et s’entremêlent. Rio+20 marque une étape. Dans cette zone de turbulences que nous vivons dans l’histoire des premières années du 21ème siècle, nous avons l’occasion d’ouvrir les portes et les fenêtres à de nouvelles civilisations, plurielles et solidaires. Certes, l’avenir est imprévisible et sera sans doute différent de celui que nous pourrions imaginer. Mais un autre monde est visible à l’horizon. Pour dépasser cette zone de turbulences, il nous faut affronter et vaincre les monstres dont parlait Gramsci, il nous faut compter sur des plates-formes solides qui nous permettent de faire le chemin en marchant. Voilà le sens des réflexions que nous avons voulu vous mettre en mains.